Entretien avec Ramon Ortiz de Urbina

Comment t’est venue l’idée d’écrire ce livre ?

Ma réponse va te paraître biscornue. Ce livre-là, tel que nous l'avons en main, je n'en ai jamais eu l'idée. Au tout début de ma réflexion je pensais que cela pouvait être amusant d'écrire un livre de cuisine et d'y associer des souvenirs précis.Je m'en suis confié de manière très informelle à une des poules du poulailler, celui dont nous défendons la cause et c'était parti. Finalement ce qui est sorti n'est pas issu d'une idée. C'est sorti et je ne me suis rendu compte du résultat qu'à la fin, quand je me suis dit « ça y est c'est fini ». Quand je l'ai relu je n'ai pas du tout retrouvé l'idée de départ. Les récits avaient pris le pas sur les recettes. En y réfléchissant cela ne m'a pas étonné. J'avais dit dans le préambule que je préférais les gens au recettes. Ce sont les personnes qui ont pris le dessus et qui se sont imposées.

Dans quelles conditions l’as tu écrit (où ? quand ? en combien de temps ? en quelle compagnie ?) et selon quelle construction au départ ?

J'ai écrit dans des conditions étranges. L'écriture n'est arrivée qu'après plusieurs mois de maturation. C'est comme cela que j'ai l'habitude de travailler. J'accumule mentalement des données, et au dernier moment (j'ai aussi besoin d'échéances) l'écriture sort d'elle même. Le livre est sorti en 10 jours après plusieurs mois de réflexion. Je me suis isolé dans ma maison en Limousin. Je me suis imposé une certaine discipline en me levant tous les matins à 5H30 et en me mettant au travail de suite jusqu'à 12H30. Tous les jours. La plupart du temps je travaillais également l'après-midi de façon plus décousue. Seulement quand une idée me venait. Comme j'étais tout seul pendant la semaine je n'avais que cela à penser. Je me suis demandé si l'écriture de la matinée n'était pas la résurgence de ce que je gambergeais l'après-midi ou en soirée. La construction de départ n'existait pas trop. Je n'ai pas écrit linéairement. C'est petit à petit un peu chaque jour que je plaçais les récits et les recettes en fonction de ce que je venais d'écrire. Le plan changeait donc tous les jours. Inconsciemment j'avais placé les histoires de mon enfance au début. Va savoir pourquoi ? Je peux le dire maintenant mais j'avais l'impression d'être sur une autre planète, d'être immergé dans un monde où je devais creuser, déblayer, trier, mettre de côté, dépoussiérer, valoriser. Un petit travail d'archéologie intime. J'ai eu la sensation de sortir des fouilles quand je me suis dit « c'est fini ». Je me suis retrouvé à ce moment-là face à ma trouvaille, un peu étonné de ce que j'avais fait émerger. C'est une expérience particulière, étrange que ce processus d'écriture.

On a l’impression que c’est en écrivant que des réminiscences te sont apparues ?

Absolument. Des souvenirs en ont fait ressortir d'autres spontanément dans l'écriture. A certains moment je me suis entendu dire « purée d'où ça sort ce truc ? » Cela vient peut-être du fait que je n'avais pas de plan au départ. Je ne sais pas. Ce dont je suis sûr c'est que j'ai l'impression que je n'ai pas tout maîtrisé, que je me suis laissé dépasser par l'écriture. Moi qui ai l'habitude d'écrire dans le cadre de mon travail en planifiant, en prévoyant tout ce qu'il faut. J'ai ressenti de cette aventure un grand frisson, comme un trac avant de monter sur scène mais sans savoir ce que j'allais pouvoir déclamer au public. Un peu effrayant aussi. Je crois que c'est pour cela qu'il m'a fallu un cadre reposant, structurant, des heures fixes.

Est-ce que les recettes ont été prétexte à livrer tes souvenirs familiaux ou l’inverse, ou bien tout est tellement imbriqué que tu n’as pas voulu défaire les unes des autres ?

Tout est très imbriqué en effet mais je n'ai pas choisi quoique ce soit. J'avais voulu que des recettes soient prétexte à livrer des souvenirs et finalement ce sont des souvenirs qui délivrent une recette. Mais il est vrai que quand je pense à toutes ces recettes, quand je les fais ou les goûte, les souvenirs surgissent instantanément. C'est un peu ce que j'explique au début du livre. Tout est si imbriqué en moi que n'importe quel sens peut révéler une recette, une histoire, le souvenir ou l'odeur d'une personne. Va déblayer tout ça !

Comment as tu opéré le choix des recettes qui laisse penser qu’une quantité d’autres ont été écartées ?

En effet. J'ai dû répertorier les 800 recettes inscrites dans mes carnets (j'en ai un par an depuis plus de 30 ans). Bien évidemment toutes les recettes ne recèlent pas des secrets, des souvenirs, des histoires. J'en ai gardé beaucoup parce que je voulais les faire tout simplement, ou que je les avais faites. De ce côté-là c'est simple. Là où cela s'est compliqué, c'est quand je les ai listées et détaillées, quand j'ai dû en sélectionner et réfléchir à garder une recette plutôt qu'une autre. Le choix final ne s'est opéré que dans l'écriture car j'avais gardé une cinquantaine de recettes à partir desquelles j'avais l'intention de raconter une histoire. Quand je me suis dit « c'est fini », j'ai compté les recettes. Il n'en était resté que 37. Je me suis demandé si j'en rajoutais, car j'avais d'autres histoires à raconter. La sensation que le travail était fini a pris elle aussi le dessus et m'a intimé l'ordre de m'arrêter. Non il n'y aura pas de deuxième volume.

Est ce la première fois que tu exprimes à l’écrit ce retour sur des souvenirs familiaux ?

En écrivant, je me suis souvenu d'un récit que j'avais écrit, sans recette celui-là, il y a quelques années et qui racontait « la première fois que j'ai écrit ». Ce texte-là, que j'ai toujours, raconte un moment familial quand j'avais 3 ou 4 ans. J'y parle déjà d'une tia, de maman, d'aïta et de mes frères et sœurs, tout le monde est réuni autour de la table pour écrire à notre tante du Mexique. Le récit n'est pas sorti de l'atelier d'écriture qui nous avait proposé ce thème-là.

Est ce que les autres membres de ta famille ont été aussi affectés que toi par ce sens gustatif et ce sens olfactif que tu traduis ici ?

Il faudrait que je leur demande. Il n'ont pas encore lu le livre mais je pense que ce sont les souvenirs qu'ils ont vécus et qu'ils vont découvrir d'un autre œil qui vont les affecter. Ils ne savent pas ce que j'ai écrit. Quand je leur ai dit que j'avais fouillé dans les souvenirs familiaux, ils me disaient « tu as a raconté ça, et ça, et ça ? Oh là là ». Dans la famille on ne se livre pas facilement. Il faut provoquer. Ce livre est sûrement l'occasion de les faire parler.

Certains passages respirent le désir et le plaisir, tu écris « la gourmandise et l’appétit de vivre », ah mais c’est vraiment ça ! au fond ce qu’éprouve un hédoniste, non ?

Si tu le dis ! Mais je suis d'accord, désir, plaisir, jouir. De la vie surtout, qui est belle pourvu qu'on sache en retirer sa substantifique moëlle dans la simplicité et l'amour.

A un certain moment, tu écris sur cette découverte d’un père militant ou résistant, quelle impression gardes-tu aujourd’hui de cela ? Un étonnement ou une fierté ?

Je savais que mon père avait fait la guerre d'Espagne, qu'il s'était évadé en 1941 en France puis envoyé en camp de concentration par la police française, puis évadé du camp et ainsi de suite… Ce que je ne savais pas c'est qu'il nous avait embarqué malgré nous dans l'aventure qui, pour lui continuait tant que Franco était vivant. De la fierté en ressort sûrement. Un jour, on m'avait demandé ce que j'avais gardé, retenu de mes parents. Immédiatement j'avais répondu « l'esprit de résistance » et à l'époque je ne savais pas toutes ces histoires. Peut-être d'avoir vu mes parents lutter pour la dignité humaine toute leur vie. Il a dû en rester quelque chose. Je crois que c'est ce qu'on appelle l'éducation, non ?

Comment portes tu ce livre : comme un hommage à ceux qui t’ont nourri et apporté un sens des choses simples, mais bonnes ? Ou bien comme une façon de partager ce qui irrigue ta vie avec un grand nombre de personnes que seront les lecteurs de ton livre ?

Il y a quelques années un collègue m'avait dit « tu devrais écrire ». Je lui avait répondu que pour écrire il fallait avoir quelque chose à dire. Le déclencheur a peut-être été cette discussion informelle avec toi. Tu m'as souvent poussé à faire, à écrire ou au moins à me suggérer de le faire, bref à me pousser mais en douceur. C'est exactement ce qu'il faut faire avec moi sinon je me bloque. J'ai peut-être voulu dire que j'aimais les gens. Leur rendre hommage je ne sais pas. J'ai l'impression que quelque chose s'est passé dans le processus d'écriture entre eux et moi, comme un dialogue que je n'ai pas pu avoir avec eux. Une manière de leur redonner la vie.

L’humour est-il une façon de te distancier de ce que tu livres de ton intimité ou une caractéristique de la façon dont tu appréhendes la vie ?

C'est amusant mais je n'ai pas l'impression d'avoir utilisé l'humour dans les récits. Du moins je n'ai pas cherché à le faire. J'ai aimé écrire le plus platement possible pour que chacun se fasse sa propre sauce (si je peux dire). Certains m'ont dit qu'ils avaient été émus, d'autres qu'ils avaient ri. Je ne sais pas mais je n'ai pas recherché à faire ressortir une émotion plutôt qu'une autre, pour laisser une place au lecteur (ou à sa sauce). Ceci dit « le rire est le propre de l'homme », la dérision ou l'auto-dérision est une manière pour moi de dédramatiser des situations et de rendre la vie plus légère. Tant qu'il n'y a pas mort d'homme, rien n'est grave.

Tu as vu Palmyre, quand même ! Sachant aujourd’hui la destruction de ce que tu as du voir, dis nous ton impression devant ces sculptures.

Je retiens des pierres, des constructions plutôt que des sculptures. Et la lumière sur ces pierres en plein désert, comme des concrétions de sable, comme si c'était le sable qui avait été sculpté. Les colonnades, des murs très hauts, l'amphithéâtre, des colonnes à terre m'ont donné l'impression d'être devant quelque chose qui me dépasse (et pas que par la taille). La vue depuis la citadelle a renforcé cette impression alors que je surplombais le site. J'y ai pris plusieurs photos bien sûr mais une seule me revient encore à l'esprit, celle d'un homme qui marche en bas dans le sable, on dirait une fourmi. De là-haut, au dessus de tout, je me suis senti tout petit, comme si tout le paysage à mes pieds me dominait dans une sensation d'infini. J'avais déjà ressenti cela au Tibet à presque 6000 mètres d'altitude. Cette sensation d'être puissant et pas grand-chose quand on voit les autres de haut. Les hommes qui ont détruit ce site n'ont peut-être pas supporté cette domination de quelque chose qui les dépasse. De toute façon je ne veux pas chercher de raison bonne ou mauvaise aux actes de ces hommes. Il n'y a pas d'explication à ce qu'ils font, ni de sens. Ils ne sont pas dans la vie.

On a envie à la fin de ton livre de faire les recettes – toutes les recettes !! - que tu proposes, c’était peut être aussi ton objectif ? Non, pas le riz au lait, trop exigeant ! Mais bien d’autres. Quel projet as-tu après ce livre « demi-écrémé », qui ne dit pas tout de la famille et des amis et qui parfois ne dit pas tout des recettes que tu as envie de partager ?

Il n'y a rien de plus triste qu'une recette. Ça commence par une liste toute bête ensuite une succession d'impératif ou d'infinitif. Partager des recettes et uniquement ça ne m'intéresse pas trop. Je le fais tous les jours en expliquant, en racontant une façon de faire, en poivrant même le récit, en montrant une photo. Dans ce livre, ma manière de partager une recette a été de lui donner une vie ou plutôt de la rendre vivante grâce aux émotions cachées dans le récit. Peut-être que si les recettes vont bien avec les récits et vice versa, c'est que mes récits sont écrits aussi platement qu'une recette. J'ai un projet qui a commencé à entrer en maturation dans ma tête. Il n'est pas dans la continuité d'un partage de recettes comme un deuxième volume qui sentirait le réchauffé (si je peux dire). J'ai envie d'écrire sur ma famille, encore, mais de manière différente. Quand je dis écrire sur... ce serait plutôt écrire à... J'ai envie de partir de photos de famille et de m'adresser à des personnes qui ne sont plus là, de leur raconter mes souvenirs et des choses qui leur sont arrivées, mais dont elles n'avaient pas encore conscience au moment de la photo. Un peu comme si je leur prédisais le passé. Encore un truc biscornu. J'ai quand même commencé à rassembler des photos. Quand j'en aurai 800 je verrai.

Je ne sais pas si tu as conscience que ton livre a envenimé le débat qui entame les relations entre amis et couples au sujet des mouillettes avec ou sans beurre ? Je me régale du beurre moulé de Bretagne aux cristaux de sel de Guérande sur des mouillettes de pain de campagne lachées dans le jaune d’œuf en coquille, mais depuis ton livre, ma femme qui les trempe sans beurre a compris que des partisans de ses convictions pouvaient s’exprimer, et le débat est devenu une guerre de cuisine et de mouillettes. Comment s’en sortir ?

On ne s'en sort jamais. Mais bienvenu au club. Je ne suis pas forcément pour la paix des méninges. Pardon, des ménages.



 
© Editions La Cause du Poulailler.