Entretien avec Nelly Bastide

Ruptus, ton premier livre publié, est l’histoire d’une rupture au sein d’un couple, d’une souffrance au fond qui en est le ressort. Est-ce que tu as vécu ce livre comme une libération, une façon de te dégager d’une histoire vécue ?

N.B. Je ne pense pas que l'écriture "libère" du vécu. Elle fait partie du vécu. Quand j'ai commencé l'écriture de Ruptus je ne ressentais pas un besoin de libération mais plutôt le besoin de faire quelque chose avec cette "expérience". C'est à dire, une fois l'expérience de la rupture consommée, s'approprier ce qu'il en reste en soi, son déroulement, ses moments clés, ses ambiances, de manière entièrement personnelle, nouvelle et tout à fait détachée de l'autre pour en faire une "histoire" que je vivrai seule, une histoire à l'intérieur de soi d'abord. L'écriture dans le cas présent est une manière de rendre efficiente la séparation d'avec l'autre en transformant le vécu et le ressenti du vécu en objet. La vraie libération se pratique par les actes et elle était déjà effective dans ma vie par l'acte de la rupture. Par contre l'écriture permet certainement de recadrer ce qui a été vécu sur un autre plan, d'en aborder le souvenir avec un point de vue différent, de lui attribuer arbitrairement des reliefs choisis de manière unilatérale et donc probablement malhonnête par rapport à la réalité du vécu. Ecrire l'histoire à partir de l'expérience vécue avec l'autre est un acte solitaire qui efface l'autre en le privant d'un droit de regard et de réponse, en ce sens, je pense que c'était une manière de vivre l'histoire à ma convenance et de m'accommoder du réel plus que de m'en libérer. Ensuite, l'histoire se partagera puisqu'elle sera proposée à la lecture et donc livrée aux autres et il leur appartiendra de se l'approprier. Il s'agit alors de consentir à ce que chacun la charge de sa propre interprétation et c'est peut-être là que réside une opportunité de libération, en résistant aux interrogations qu'elle soulève sur le vécu personnel, en faisant attention de replacer toujours ce qui a été livré dans son cadre de fiction.

L’écriture dans Ruptus est intimiste en restant pour autant une histoire mêlée à de la fiction. N’es-tu pas engagée dans l’histoire de cette femme et de ce couple d'une façon très subjective, j’allais même dire parfois marquée par des accès de folie?

N.B. C'est justement cette notion d'intimité qui est troublante. Je veux dire que ce qui est vraiment le plus fictif dans tout ça, c'est peut-être justement l'impression de l'intime. C'est difficile à expliquer mais il me semble que l'intime, ce qui relève profondément de l'intime et des pensées "folles" qui peuvent venir avec la souffrance de ce qu'on vit, cet intime-là ne "s'exprime" pas avec des mots ni par l'oral, ni par l'écrit, par contre je remarque qu'il "s'imprime" sur le lecteur, il fait impression, il donne l'impression. Dans le registre de l'intime, il y a certainement toujours une "supercherie" fondamentale de la part de l'écrivain. Parce qu'il y a une part personnelle, une part secrète qui reste en zone protégée et le jeu consiste à donner "l'impression" que cette part n'existe pas et que tout est livré. Mais c'est un leurre, l'écrivain reste l'écrivain, la personne reste la personne et la personne se préserve de l'écrivain. La pensée, dès qu'elle touche à l'intime est "folle", excessive, pas contrôlable. Pour ce qui est de l'objectivité, on ne peut pas dire que la pensée soit championne quand il s'agit de traiter les blessures de la vie. Elle procède par accès de fièvre, par bouffées délirantes et forcément subjectives. L'écriture ne retient, ne fixe que quelques bribes de ces bouffées, ce qui ne l'empêche pas d'être sincère car s'il n'y a pas de sincérité, l'écriture n'est qu'un exercice. Donc l'engagement à fabriquer cette histoire écrite procède de cette sincérité mais ce n'est pas un acte de confession, plutôt un acte de conception, d'invention dans lequel le travail d'imagination a aussi sa part.

Pourquoi le précédent ouvrage, non publié, a été mis de côté ?

N.B. Le livre précédent, Fractus était un premier essai d'écriture intimiste. Il n'est pas prêt à être publié parce qu'il manque d'authenticité. La sincérité y est déguisée. C'est peut-être un bon exercice de style mais je ne lui ai pas encore trouvé sa "voix". La question de la voix est essentielle et double. Qui parle quand j'écris? Et à qui parle mon écriture? Tant que je n'ai pas répondu avec certitude à ces deux questions, je sais que le travail est à remettre sur la table. C'est le cas pour Fractus.

Les critiques des lecteurs et lectrices de Ruptus ont été élogieuses, comment l’expliques-tu ?

Je ne sais pas ce qui fait qu'un texte plait ou ne plait pas. Je pense que dans Ruptus, le procédé de l'intime fonctionne bien et c'est lui qui accroche le lecteur plus que le fil de narration d'une rupture somme toute banale. La plupart des lecteurs se sont dits happés par le ton confidentiel, certains même dérangés par l'impression d'aborder cette histoire à deux en glissant le regard par un trou de serrure. Les thèmes de la relation qui se délite, du couple qui se décompose, de la rupture, sont des sujets rebattus mais dans lesquels beaucoup de personnes peuvent se trouver renvoyées à des reflets de leur propre vie. Le plaisir, le trouble ou l'étonnement de découvrir cette mise en miroir participent sans doute aussi de l'intérêt suscité par ce livre.

Comment es-tu devenue écrivain ?

N.B. En allant un matin à l'imprimerie prendre livraison du premier tirage de mon premier texte publié. Avant ce jour-là, j'écrivais. A partir de ce jour-là, avec "l'objet livre" dans les mains, j'étais écrivain.

Comment tu écris ? Comment réfléchis-tu à tes sujets d’écriture ?

N.B. Je me pose devant l'écriture le matin au réveil avec un bol de café, le bureau devant la fenêtre et le jour qui se lève quand le reste de la maison est encore dans le sommeil. Ecrire réclame de la solitude. Dans une vie pleine d'activités et une maison animée, le calme du petit matin est un moment propice. Je ne réfléchis pas à l'avance à un sujet d'écriture. J'écris page à page en ignorant où me mènera la page suivante. Je me soumets au rythme, aux pauses que l'écriture exige, aux reprises de souffle, au détachement qui laisse mûrir la nouvelle respiration, le nouvel élan. Je me lève souvent et je marche dans la pièce pour laisser aux phrases dans ma tête le temps de descendre dans le fond et de remonter, pour essayer de prendre la vague de cette agitation intérieure et de me laisser porter. J'ai appris qu’avec l’écriture le mieux vient le plus souvent par surprise. Comment cette surprise arrive? je ne sais pas, on ne contrôle pas. Ce que je sais c'est qu'il y a une vraie agitation qui monte au bout d’un moment,il faut que je me lève, que je bouge dans la pièce, que je reprenne mon souffle. Ce que je sais, c'est ce plaisir parfois d'être complètement surprise par l'inattendu, par ce qui se présente tout d'un coup comme évident après avoir tourné autour du pot pendant des matins et des matins. D’autres fois les mots ne sortent pas. Il y a quelque chose dans la tête qui se retient, pas moyen d’y accéder. Des fois écrire c’est dur, c’est courir après une voix qui est dedans et qui se refuse. Parce qu'il y a toujours cette question essentielle : qui parle quand j'écris? Si j'arrive à répondre à cette question, les mots, les phrases trouvent le ton qui leur convient alors le sujet s'impose de lui-même, se révèle.

Après un roman plutôt intimiste comme Ruptus, tu abordes un sujet de fiction où la narratrice raconte la vie d'un groupe de jeunes, comment es tu passée d'un style d'écriture à un autre?

N.B. C'est difficile de répondre à cette question parce qu'il me faudrait un peu plus de clarté intérieure sur ce qui motive l'écriture. Qu'elle soit intimiste ou plus extériorisée, l'écriture est la restitution d'une plongée en soi et paradoxalement, il y a une partie de soi, une partie intime de soi qu'on préserve plus ou moins, d'instinct. Je crois qu'en ce qui me concerne les thèmes émergent de ce que je vis ou de ce que j'ai vécu, de ce que je vois, de ce que je lis, de ce qui me touche et l'écriture suit, elle s'adapte au sujet, elle tire une parole du vécu parce qu'il faut le faire parler, d'une manière ou d'une autre. Ecrire est une façon de parler. Je ne choisis pas tel style d'écriture ou tel autre. Mais pour trouver le ton, la voix, j'ai besoin d'imaginer un interlocuteur à qui je m'adresse et c'est en fonction de cet interlocuteur supposé que le style s'impose. Ainsi, la personne à qui je raconte Bas-côté n'est pas la même que celle à qui je raconte Ruptus. C'est vrai que dans Bas-côté, contrairement à Ruptus, il n'y a pas d'introspection, pas de "je", le regard semble au départ assez extérieur et pourtant, au fil de l'écriture, j'ai senti ce regard devenir de plus en plus intime, j'avais l'impression d'être de plus en plus proche de cette personne qui ne se montre jamais. Et enfin, enfin, à la toute dernière page, elle a dit "je" et je l'ai écrit et il y avait là une profonde intimité.

Une première question qui émerge après la lecture de Bas-côté c'est de savoir si ces trois filles existent, si les jeunes de Grand Chalais sont réels, si tu les as connus ou s'ils relèvent de la fiction de l'écrivain ?

N.B. Ces filles existent. Je les ai rencontrées dans les écoles rurales où j'exerçais dans les années 90. Je les ai suivies pendant plusieurs années dans le cadre de séances individuelles de rééducation pédagogique ou d'adaptation. L'histoire de leur enfance telle qu'elle apparaît dans Bas-côté est tirée d'évènements réels qui m'ont été rapportés par elles au cours de ces séances ou par la "rumeur" qui court dans les petits villages. Pour les besoins de la fiction, j' ai attribué aux trois filles certains événements arrivés à d'autres. Ce sont maintenant de jeunes adultes d'une vingtaine d'années qu'il m'arrive de croiser. Elles sont toutes restées ancrées à Grand Chalais ou dans ses environs. Elles ont toutes quitté le système scolaire aussitôt que la loi le leur a permis, sans diplôme, sans qualification et pour l'une d'entre elles sans avoir réussi à apprendre à lire.

Pourquoi ce choix de nous faire partager le "bas-côté" qu’on peut associer à la misère sociale, culturelle, sexuelle, relationnelle, de ces jeunes et de leurs parents?

N.B. J'ai côtoyé ces filles dans leur petite enfance. Chacune à sa manière m'a touchée, et l'impuissance du système dont je faisais partie à leur fournir les outils les plus élémentaires pour affronter leur vie m'a émue. En tant qu'écrivain, je ne peux donner que cette émotion à partager car j'ignore comment les jeunes femmes qu'elles sont devenues se raconteraient. Le choix d'écrire Bas Côté est venu de ce questionnement : comment ces petites filles que j'ai accompagnées quand elles avaient entre 5 et 10 ans ont-elles bien pu continuer leur route? Quel genre d'adolescence pouvaient-elles vivre? Ce n'est pas un témoignage dans la mesure où j'invente une adolescence à des jeunes que j'ai fréquentées enfants. Comme le dit la première phrase du livre, personne ne peut juger de ce que vivaient les filles de Grand Chalais et elles seules seraient habilitées à décider de partager leur misère. Aussi, mon propos n'est pas de parler pour elles, mais plutôt de parler d'elles qui sont privées de leur parole parce que pauvres de mots et de pensée, Je ne peux parler que de ce qu'elles m'ont laissé entrevoir dans la position où je me trouvais c'est à dire appartenant à un système éducatif qui les a laissées sur le bas-côté et donc je ne peux que parler en extériorité. Ce regard posé sur elles participe sans doute du personnage fantôme de l'histoire, cette narratrice qui n'a pas de nom, pas de corps et qui raconte l'histoire bien qu'on n'ait aucune information sur sa place dans leur monde.

Te mets-tu à la place de la narratrice quand tu écris et comment t'installes tu dans sa vie? En fait, qui parle dans ce texte ?

N.B. La narration est assumée par un «je» transparent, fondu dans le «nous». Ce qui parle à travers la voix de cette narratrice, c'est une vague conscience collective dont la présence physique n'est pas définie et qui rumine en assistant à ce qui se vit. Le "je" de cette narratrice ne sera vraiment formulé et déterminé qu'une seule fois, dans la toute dernière phrase du roman, une fois que le "on" indéfini aura été réduit en miettes. Son rôle est de plonger le lecteur dans une illusion d'immersion, en fait tout le récit pourrait aussi bien être rédigé à la troisième personne, en extériorité, car à aucun moment ce personnage n'est partie prenante, à aucun moment il ne prend corps, à aucun moment il ne se désolidarise du corps global constitué par le trio, sauf à la fin où on découvre que cette jeune fille a une épaule sur laquelle se pose la main d'un protecteur. Je ne peux prétendre être à la place de cette narratrice témoin. Le choix de ce "je" fantôme" est sans doute un compromis entre mon regard extérieur de témoin - écrivain - éducatrice impuissante et ce qu'il m'a plu d'imaginer de leur vie intérieure.

Leur territoire de vie est composé de quelques espaces bien repérés: la Paillasse, la place, le dessous de la bretelle, le pavillon... Ces images d'un milieu rural sont-elles fortes dans ton esprit ?

N.B. J'ai enseigné longtemps dans les écoles de petites communes rurales. La place vide, vide d'aménagements pour les jeunes et vide de vie, et les pavillons en périphérie du bourg, sont des images récurrentes de la réalité des villages. La place est vide de vie bien qu'occupée par des bandes de jeunes totalement désoeuvrés, mains au fond des poches. La zone pavillonnaire est vide de vie, on n'y voit jamais un seul gamin en train de jouer dans son jardin clôturé. En général, les jeunes dénichent dans la campagne proche des lieux qu'ils investissent entre eux plus ou moins secrètement. Maisons abandonnées, menhir, grotte, cabane d'un chantier interrompu, dessous des gradins d’un stade, ce sont des lieux de rendez-vous où ils font ce qu'ils veulent, totalement livrés à eux-mêmes, ils n'y sont pas dérangés et ne dérangent personne. Dans Bas-côté, contrairement à la place "publique" et au pavillon "chez les normaux", la Paillasse, la bretelle sont des lieux d'asile, imaginaires, de ces lieux où les jeunes cherchent à se mettre à l'abri du monde, à l'abri d'un regard posé sur leur vie misérable. Mais ce regard auquel ils veulent échapper est finalement le leur. Et s'en sentir abrité suppose de perdre la parole. C'est pourquoi ils parlent si peu entre eux à la Paillasse et plus du tout sous la bretelle.

Ton roman ne nous donne pas grand espoir quant à l'avenir de ces jeunes car même les adultes qui essaient de les aider ne semblent pas y arriver, n'y aurait-il que la fuite de Grand Chalais comme solution?

N.B. Ce récit se divise en 3 parties : la Paillasse, la bretelle et l’autoroute. Les 3 lieux qui marquent l'errance des jeunes sur le territoire de Grand Chalais. Ce sont des espaces de dérivation, où chacun essaie de s'oublier dans le repli du non-dit. Ils ne savent pas quoi dire, ils ne savent pas quoi faire ensemble. Ils sont à la merci du temps qui passe, des leaders qui ont des idées, des adultes qui essaient de les approcher. Ils n'ont qu'une vague conscience de ce qu'ils sont, une conscience encore plus vague d'un avenir possible et aucune conscience globale du système d'organisation sociale qui les maintient à cette place. Le dernier chapitre s'intitule l'autoroute. Cette autoroute pourrait symboliser la possibilité d'une échappée. Mais la fin du roman montre que même sur l'autoroute, l'échappée est impossible. On ne fuit pas de Grand Chalais car on est au bout de la fuite, au bout du processus de la déchéance sociale, comme le montre l'installation, là, du camp des roumains. La route de l'exclusion a amené leurs familles là et elle ne va pas plus loin. Ceux qui partent, comme Laura, retrouvent un village identique où ils se fondront dans la même vie en reproduisant ce qu'ils connaissent. Quand ils essaient de se penser en terme d'espoir, c'est l'espoir paillettes, le rêve irréalisable, Laura sera star de la chanson et passera à la télé sinon rien. Leur vie future, réelle, celle qui les attend, ils n'osent pas la préfigurer car ils ont le pressentiment qu'elle sera froide, sans sentiments, sans espoir. Comme le dit Yoram, leur passé, leur présent et leur avenir sont emprisonnés dans une cage étroite dont le gardien n'est autre que leur propre limitation intellectuelle et leurs conditions de vie entretiennent cette limitation. Les efforts des intervenants pédagogiques, éducatifs ou sociaux qui essaient d'apporter des remédiations à leur situation arrivent parfois à passer à travers les barreaux de cette cage mais ne suffisent pas à les éliminer.

 

 



 
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